L’Ukraine a tout du Vietnam où les USA ont perdu leur honneur, leur influence en Asie et une part de leur unité intérieure qui se fissura à cette époque. Quatre traits communs sont à souligner. Ils témoignent d’une similitude étonnante. Et cela montre que les USA ont des faiblesses qui durent et pourraient cette fois leur être fatal.
Trait 1 : le mensonge emporte le menteur ou le manipulateur manipulé
La guerre n’a pas commencé en février 2022 comme le Vietnam prolonge la guerre d’Indochine bien avant 1965, date des interventions massives américaines. Comme d’habitude, l’Amérique ment pour légitimer son intervention. La résolution du Golfe du Tonkin du 4 août 1964 prend acte de tirs contre deux destroyers présents dans les eaux territoriales du Nord Vietnam. Les Pentagon Papers démontreront que la résolution était écrite plusieurs mois avant, au sein de l’administration Johnson. Il fallait un incident fabriqué de toutes pièces. Comme le dit Arendt :
« Le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité. » (Du mensonge à la violence, p.16)
L’Amérique crie au loup en janvier 2022, elle fabrique le monstre poutinien, elle nie les problèmes antérieurs et diabolise le combat, s’attribuant la cause juste. Mais ce mensonge oblige, car une fois embarqué dans la guerre, il faut bien poursuivre dans ses mensonges. Pendant la guerre du Vietnam, l’administration américaine s’entête à faire croire que la supériorité technologique, la qualité des GI’s et le rapport de force estimé de 1000 contre 1 auront vite raison des communistes du Nord. Elle ne dit pas autre chose en Ukraine. Les historiens apprécieront le même mode mensonger consistant à dévaloriser l’adversaire : armée minable, sous-équipée, dirigée par des fanatiques incompétents, etc. La propagande bat son plein dans les deux cas. La victoire est pour demain !
Après, il faut faire semblant, même si des signes de faiblesse sont-là. Les Pentagon Paper montrent que très vites l’armée américaine perçoit la menace, les difficultés et le risque d’enlisement. Pourtant les déclarations publiques continuent de déverser leur optimisme. Le mensonge emporte le menteur qui s’enferme dans ses menteries.
Trait 2 : la dissimulation aveugle son auteur et le trompe sur le réel
Mais le piège se referme au point d’aveugler en bonne partie les politiques. Dans le cas du Vietnam, il est établi que la guerre s’enlise très vite et que l’espoir d’une victoire recule, malgré les pas de plus, les engagements supérieurs en matériels et en homme qui ne renversent rien pendant des années.
L’enjeu politique conduit à nier les faits de guerre. Il faut se convaincre que le choix était le bon. Il faut garder le cap. Là encore Arendt vise juste quand elle rappelle le risque électoral, comme aujourd’hui pour les Démocrates. Biden a le même problème que Nixon. Le risque est semblable, et se tromper sur le réel devient une nécessité. Il faut dissimuler. Arendt écrit : « C’est dans cette atmosphère, où la défaite paraissait beaucoup moins redoutable que sa reconnaissance, que furent élaborées les déclarations inexactes à propos de la désastreuse offensive du Têt et de l’invasion du Cambodge… dissimuler la vérité sur d’aussi graves événements dans l’unique souci de la prochaine élection et afin d’éviter que le Président en exercice soit le premier des présidents des États-Unis à perdre une guerre. » (Du mensonge à la violence, p.53)
L’offensive de Têt, 30 janvier 1968, environ 80 000 hommes attaquants 100 villes du sud, démontrant à l’Amérique la capacité d’action du Nord. Et l’histoire parle d’impréparation, de surprise, d’erreur d’analyse, etc. Le réel se dérobe.
C’est en effet le réel qui leur échappe. L’Amérique est vraiment ignare. Les Pentagon Paper attestent qu’ils disent de ce pays qu’il est « une petite nation arriérée », loin des grandes nations civilisées. Erreur, ce sont des sociétés très anciennes avec des cultures typées et des populations habiles, courageuses et capables de sacrifice. Sous influence de l’Empire Chinois il y a déjà 2000 ans, ce sont des royaumes organisés qui structurent ces régions depuis plus de 1000 ans. Bref, l’ignorance de la complexité géographique, des réalités politiques et historiques conduit à gravement mésestimer la résistance.
Est-il utile de reprendre les médias occidentaux parlant des Slaves, de la Russie arriérée, niant l’immense culture héritée des Byzantins, de l’influence italienne, des musiciens, des scientifiques, des écrivains parmi les plus grands… ? Non, le Slave est un ivrogne sanguinaire et idiot dirigé par des autocrates violents. Évidemment.
Trait 3 : la technocratie calcule à l’insu de toute intelligence véritable
La technocratie joue aussi un rôle. Les rapports publiés dans les Pentagon Paper montrent que les méthodes sont lacunaires, pseudo-scientifiques et au bout du compte dérisoires. On y calcule des risques, on y évalue des rapports de forces économiques, on rédige des scénarios et on y déploie des hypothèses à partir de croyances, sans aucun contact réel avec le terrain. Rien n’a changé. Les technocrates sacrifient l’intelligence pour de sombres travaux bureaucratiques et surtout totalement déloyaux. Il faut démontrer ce que l’on a déjà décidé d’entreprendre. Là aussi Arendt qui a étudié les Pentagon Paper le résume magistralement : « … une vérité purement rationnelle et mathématique. Le malheur est que cette « vérité était dépourvue de tout lien avec les données du « problème » à résoudre. » (Du mensonge en politique, p.55)
Pour l’Ukraine, ils produisent des estimations, des chances que, le risque que, la probabilité que. Cela conduit notre célèbre ministre des Finances à nous annoncer la faillite certaine de la Russie sous la pression des sanctions économiques et financières. On ne sait pas qu’ils ont une alternative au système de règlements internationaux Swift, on ne sait pas qu’ils disposent de soutiens bancaires dans les Émirats, en Chine, en Inde et qu’ils échapperont aux effets attendus des sanctions. La technocratie rêve son efficacité. Elle oublie l’intelligence véritable et la connaissance de l’adversaire comme les alternatives de terrain qui lui sont offertes. Elle glose à Washington.
Trait 4 : l’obstination sacrifie la liberté d’expression et menace la démocratie
Leur obstination conduit à manipuler mais aussi à intimider les opposants. Les premiers opposants à la continuation de cette guerre du Vietnam ne furent-ils pas présentés, déjà, comme des traîtres et les alliés des communistes ? Cette jeunesse socialisée, guidée par quelques gourous des campus américains, était complice des Soviets, en faveur d’une révolution hostile à la liberté des Vietnamiens. La guerre devint intérieure et les médias devinrent les otages d’un narratif officiel.
Force est de constater que nous vivons la même chose. N’oublions pas l’UE interdisant RT et Sputnik news, puis les intimidations croissantes contre les intellectuels, dont Emmanuel Todd par exemple, tous accusé de collusion poutinienne. Les dernières décisions de suppression de médias d’origine Russe, la poursuite de ceux qui seraient déclarés proches des Russes, tout reproduit cette guerre intérieure qui contredit l’obstination, fût-elle absurde et suicidaire.
Tout cela pose la question de la supercherie des secrets entretenus par des services et des technocraties profondément antidémocratiques dans leur fonctionnement et dans leur but. Comme le rappelle encore une fois Arendt, il s’agit de garantie : « Le droit à l’information véridique et non manipulée, sans quoi la liberté d’opinion n’est plus qu’une cruelle mystification. » (Du mensonge en politique, p.66)
De quel droit un président de la République ponctionne-t-il 3 milliards de nos impôts pour les offrir à un pays tiers en guerre sans l’avis du Parlement ? De quel droit le débat politique sur l’opportunité politique et l’intérêt d’un tel soutien est-il interdit ? Les députés sont-ils complices ? De quel droit les médias déforment-ils quotidiennement les faits de guerre ?
La guerre en Ukraine mobilise les mêmes pratiques pour un même résultat. La défaite de l’Occident américain. Des millions de victimes, un peuple sacrifié, des milliards dépensés en pure perte, sauf pour les industriels de l’armement, une trahison de la démocratie, un gaspillage éhonté des ressources. Le parallèle est saisissant. Ceux qui ont raison : les hommes de paix, les pragmatiques, les défenseurs de la coopération. Rappelons-nous que l’erreur du Vietnam, ce fut la perte de trois pays : Laos, Cambodge et Vietnam. Bravo l’Amérique.
Pierre-Antoine Pontoizeau