il y a environ 25 millions de mahométans en Russie sur 145 millions d’habitants, soit 17 %. Ils sont majoritaires dans 7 républiques sur les 21 que compte la Fédération. Principalement dans le Sud-Ouest et le Sud, originaires d’Arabie, de Turquie et d’Iran. Mais on trouve des mahométans presque partout en communautés de moindre importance. Certains confondent ethnie et religion pratiquée sans grande ardeur. D’autres ont apostasié en masse, comme les Khazars islamisés de force, revenus au judaïsme.
Les musulmans sont arrivés il y a presque 1400 ans. Dès l’an 650, ils instaurent un califat dans le Sud de l’actuelle Russie… L’évangélisation des Slaves n’a commencé qu’au Xe siècle, tissant des liens de solidarité chrétienne, sous l’impulsion des monarques russes de Kiev. Dès lors, après des siècles de batailles, les Russes ont appris à composer avec les mahométans en jouant sur leurs dissensions. Ou en les affrontant sur des points de tension localisés, quand ils se montraient trop agressifs.
Une certaine similitude avec la Reconquista espagnole
Les mahométans continuaient à guerroyer entre eux. Autant pour des raisons théologiques (sunnites versus chi’ites, soufis et autres tendances) que pour le partage des territoires et des butins après les razzias.
Les Russes vont, à l’approche de l’an mil, adopter une attitude pragmatique qui a prévalu jusqu’à nos jours. Soutenant les caïds plus faibles pour les aider à affaiblir les sultans plus forts. Distribuant les prises de guerre des vaincus aux vainqueurs pour en faire, selon la situation géopolitique locale, des mercenaires, des principautés alliées ou des royaumes plus ou moins vassaux. Aidés par une croyance coranique toujours vivace : « Allah n’aime que les forts ».
L’affaire se complique au XVIe siècle, après la prise de Constantinople qui marque un regain de religiosité et d’esprit de conquête chez les mahométans. Les prêches des religieux qui présentent les défaites en Espagne et en Méditerranée comme des châtiments divins contre des musulmans trop tièdes parviennent en Russie et débordent en Asie centrale.
Après la chute de l’Empire romain d’Orient en 1453, les cavaliers d’Allah se sentent pousser des ailes. Ils s’emparent de Kazan et de sa région (aujourd’hui district fédéral de la Volga dans le Tatarstan) qu’ils conservent jusqu’en 1552 quand Ivan le Terrible reconquiert ces terres. en 1552. En 1716, Pierre le Grand fait ériger des forteresse le long de la Volga qui servira de frontière. Et en 1723 les Kazakhs vaincus par les Mongols et dépossédés de leurs terres et troupeaux demandent à la Russie de les protéger.
La musulmanie russe devient un protectorat où, en 1788, Catherine II rogne les pouvoirs des satrapes pour imposer l’autorité impériale. Cela provoque quelques révoltes vite étouffées. S’ensuit une longue série de conflits territoriaux avec les Afghans en 1813, les Turkmènes en 1840, les Perses en 1853. Quand les Russes sont vainqueurs, ils reprennent leurs territoires. Quand la situation est confuse, ils mènent une guerre d’attrition, attendant le bon moment pour triompher de leurs ennemis.
De la défense, on passe à l’offensive
En 1854, les Anglais s’allient aux Turcs pour attaquer la Russie. Ils bloquent tous les avoirs des banques russes dans leur empire, et envoient des Asiatiques se faire tuer à leur place. Un avant-goût de la guerre par procuration en Ukraine.
Les Russes ont toujours été patients face à l’adversité. Mais ils ne renoncent jamais. En novembre 1864, un mémorandum destiné aux ambassadeurs en poste à Saint-Pétersbourg les informe que le tsar a décidé de placer sous son autorité les populations d’Asie centrale. Tachkent est conquis en 1865. En 1867 c’est au tour du Turkestan. Puis Samarcande en 1868, Krasnovodsk l’année suivante… Boukhara est le dernier bastion islamique à tomber. Désormais la frontière est délimitée par le fleuve Atrek.
Trois années plus tard les Russes sont à la frontière afghane. Entre 1865 et 1886, ils ont repris à leurs conquérants plus de deux millions de kilomètres carrés. Où des paysans russes s’installent à leurs risques et périls. Mais que faire de ces huit ou dix millions de mahométans ? Un modus vivendi s’instaure. Entre pragmatisme et vigilance.
Les Russes contrôlent les villes et les principales voies de communication. Donc le commerce. Pour le reste, ils laissent la charia s’appliquer aux relations privées et acceptent les langues indigènes… En 1916, profitant du mouvement des troupes vers l’Allemagne, les Ouzbeks et les Kazakhs commencent à se révolter.
Dix mille civils russes, femmes, enfants et vieillards sont assassinés. La riposte sera terrible. Le tsar Nicolas II déroute au Turkestan une armée destinée au front allemand. Perdre la guerre contre les Boches, ce qui arrivera, serait moins grave que laisser les mahométans faire régner la terreur. 200 000 à 300 000 moudjahidines sont promptement expédiés au paradis d’Allah. Les survivants tentent de se réorganiser mais les bolcheviks ne leur en laisseront pas le temps.
Les Commissariats aux nationalités instaurent des partis communistes dans les régions à majorités musulmanes. Lénine et Staline leur accordent une autonomie formelle et intègrent les chefs religieux, imams, muftis ou mollahs, pour mieux les contrôler. En 1923, les musulmans des Républiques de Tartarie, Bachkirie, Kazakhstan, d’Ukraine, et des territoires autonomes de Chuvash, Votyakh, Kalmuk, relèvent de gestionnaires locaux. La religion est tolérée sous tutelle soviétique. À condition de rester discrète.
Les Tchétchènes ralliés à Poutine, c’est une longue histoire
En 1927, les Soviets veulent apporter la civilisation chez ces gens dont beaucoup vivent encore au Moyen Âge. Deux cent mille femmes libérées jettent leur voile. Avant de le remettre fissa. Celles qui ne sont pas assez rapides sont assassinées par leur mari ou un homme de la famille.
L’écriture arabe est abolie en 1928, les corans sont brûlés, des mollahs fauteurs de troubles envoyés au goulag. Entre 1929 et 1939, 27 000 mosquées sont fermées en Asie centrale, dans le Caucase et en Crimée. Des musulmans de Tchétchénie et d’Ouzbékistan prennent les armes. Mauvaise idée. Un grand nombre sera fusillé ou envoyé dans des camps de travail en tant qu’ennemis du peuple.
Après l’attaque allemande de juin 1942, les Boches se hâtent de rouvrir les mosquées partout où leur avance le permet. Mais les mahométans sont circonspects, ils craignent le retour des Soviets et, dans l’ensemble, ils collaborent peu avec les nazis… Après la victoire de 1945, les principales organisations islamiques sont reconnues comme interlocuteurs du pouvoir, à titre consultatif, mais les territoires musulmans sont administrés directement par le Kremlin.
Les bons petits gauchistes seront sûrement horrifiés d’apprendre que, encore aujourd’hui, beaucoup de chefs d’entreprise refusent d’embaucher des mahométans. Et ceux qui en emploient doivent communiquer à la police la liste de tous leurs employés originaires d’Asie centrale, les Tadjiks, les Kirghiz, les Kazakhs et les Ouzbeks… Le carnage du Crocus ne va pas améliorer des relations déjà tendues.
Le cas particulier du jadidisme, une exception culturelle
La Russie est le seul territoire au monde où un islam réformiste a réussi une mue partielle sous l’impulsion de Catherine II au XVIIIe siècle. En 1788, elle promulgue un édit créant le « Conseil ecclésiastique des musulmans de Russie ». Une ébauche de laïcité vers une cohabitation paisible avec les autres cultes. Le jadidisme en sera la suite logique.
Le jadidisme comme le soufisme rejette le fanatisme. Mais ses adeptes sont moins préoccupés d’élévation spirituelle. Ils essaient surtout de moderniser leur religion et de vivre en paix avec leurs voisins. La pratique de l’islam russe en a été plus ou moins influencée. Ce qui irrite les salafistes et wahhabites qui les considèrent comme des apostats. Vladimir qui sait tout cela en joue avec maestria.
Avant l’URSS, les communautés vivaient dans une sorte de paix des braves, l’immensité du territoire permettant de pratiquer la formule idéale du « chacun chez soi ». Avec juste les échanges économiques nécessaires et des droits de passage… Certes, il y avait comme partout des brigands, mais ils n’enrobaient pas leurs méfaits de religiosité.
Les attentats en série de 1999 qui ont fait dans les 300 morts inaugurent une suite criminelle d’assassinats perpétrés par des lâches qui s’en prennent à des civils désarmés et se prétendent « guerriers de la foi ». On répertorie une douzaine d’attaques seules ou groupées jusqu’à celle du Crocus. Chaque fois, les ripostes sont sans pitié. Les Russes ont avec leurs islamistes les mêmes problèmes que nous. Mais ils savent trouver des solutions plus viriles. Ni excuses. Ni pardon.
Christian Navis