Les slavophiles ont la vie dure
De tout temps, les panslavistes se sont opposés aux occidentalistes, comme Pierre Le Grand, qui souhaitaient un rapprochement avec la culture ouest-européenne. Ils refusent le pur et simple alignement sur l’Occident et résistent spirituellement aujourd’hui aux fausses lumières de la modernisation consumériste.
Au XIXe siècle, toute la vie intellectuelle russe a été profondément marquée par la querelle opposant les « occidentalistes » partisans de l’intégration progressive de la Russie à la civilisation européenne et les « slavophiles » ou « panslavistes » qui ont tenté de redéfinir l’identité russe, étape préalable indispensable, à leurs yeux, à la future expansion de la Russie.
Les Russes slavophiles ont conscience d’habiter un espace trop grand, une histoire trop souvent déconnectée de la chronologie occidentale pour accepter de se fondre dans un ensemble plus vaste, celui de l’Asie ou de l’Europe. En ce sens, la Russie est un État civilisationnel.
C’est sous le règne du tsar « Ivan le Terrible » (1533-1584) que s’est accentué le divorce entre la Russie et les États occidentaux et que commencera la longue marche du peuple russe vers l’empire sibérien. Par ailleurs ce tsar est tout un symbole de la cruauté qui, tout au long de l’histoire russe, a connu un niveau difficilement imaginable en Europe occidentale, si l’on excepte le Moyen Âge et l’Inquisition. Dans « la Russie en 1839 », le marquis de Custine fait le récit des crimes d’Ivan le Terrible : « Il ordonne qu’on dépèce les membres, mais avec art et sans attaquer le tronc » ou l’atroce histoire de Thelenef : « On lui coupa les pieds et les mains, et quand ce tronc mutilé fut presque épuisé de sang, on le laissa mourir en souffletant la tête de ses propres mains et en étouffant les hurlements de la bouche avec un de ses pieds ». Toujours selon Custine, « les femmes du faubourg de Caen mangeant le cœur de M. de Belzunce sur le pont de Vauxelles étaient des modèles d’humanité auprès des spectateurs tranquilles de la mort de Thelenef ».
Selon les slavophiles, il y a en fait deux types de civilisation : l’Europe occidentale à prédominance rationnelle et philosophique, et une autre, porteuse d’une vision cosmique, poétique et mystique. Si l’on creuse le sol russe, on y trouve aucun vestige gallo-romain, mais seulement la terre vierge foulée par les barbares sans aucun passé culturel. En dépit de son immense territoire, la Russie est pour les slavophiles, toutes tendances confondues, une espèce de citadelle assiégée, encerclée par la Chine et par l’Europe.
Dostoïevski écrira dans une lettre à Maikov : « Ah ! si vous saviez quelle aversion profonde, à la limite de la haine, j’éprouve contre l’Europe occidentale ». Dans le « Journal d’un écrivain », il dira également : « Au fond, un Russe ne se transforme jamais sérieusement en Européen, s’il reste un tant soit peu russe, parce que le Russe est quelque chose d’absolument distinct et particulier, totalement dissemblable de l’Europe, et ayant une valeur en soi ».
Soljenitsyne, porté aux nues pendant la guerre froide, n’intéresse plus personne aujourd’hui ; il est tombé en disgrâce dans les médias occidentaux. Slavophile déclaré, Alexandre Soljenitsyne a toujours marqué ses distances vis-à-vis de la démocratie occidentale et du libéralisme. Il était sceptique sur les vertus de la démocratie occidentale et ne souhaitait pas que la future démocratie russe devienne « un calque de l’Occident ». Comme aux autres slavophiles, la démocratie occidentale lui donnait l’effet d’un immense « pourrissoir » ou « mouroir » où les hommes deviennent de véritables chiffes molles, uniquement guidées par un individualisme et un égoïsme forcené, irresponsable et sans limites. Il s’est élevé avec force contre les « brigands sans foi ni loi s’enrichissant par le pillage jamais contrecarré des biens nationaux et implantant dans la société cynisme et corruption morale ». Il considérait l’existence de partis politiques uniquement occupés à décrocher le pouvoir, non pas comme « un bienfait, mais comme une calamité ». Alexandre Soljenitsyne se prononçait pour la création, à travers la fusion de la Fédération Russe actuelle, de l’Ukraine et de la Biélorussie, d’un nouvel empire strictement slave et chrétien dont le cœur géopolitique serait situé sur l’Oural.
Le poids des musulmans en Russie
La présence mongolo-tartare a eu une autre conséquence. Elle a implanté l’islam dans une bonne partie de la Russie orientale entre la Volga et l’Oural. Si la Russie a été libérée du joug tatar, elle a vu l’islam s’y installer et perdurer.
On oublie souvent que la Russie proprement dite, à l’ouest de l’Oural, compte près de 12 millions de musulmans pour 100 millions d’habitants. Ces musulmans d’origine ouralo-ougrienne, et donc proches des Turcs, sont très modérés, mais sensibles dans une Russie avec un pouvoir faible, au panturquisme et à la propagande wahhabite de l’Arabie saoudite. Ils sont majoritaires sur la moyenne Volga, de Tcheboksary à Samara ainsi qu’en Bachkirie, fortement minoritaires autour de Nijni-Novgorod et d’Astrakhan. Sujets russes depuis quatre siècles, ils continuent de parler tatar ou bachkir. Ils se sentent relativement solidaires des Tchétchènes et des autres populations musulmanes du Caucase qui ont été islamisés beaucoup plus tardivement. Globalement, le nombre de musulmans est d’environ vingt millions pour 145 millions d’habitants dans toute la Fédération de Russie.
La renaissance de l’islam est une réalité au Tatarstan, république autonome de la Fédération de Russie. Sur ses quatre millions d’habitants, 50 % sont des Tatars, descendants des conquérants turco-mongols du XIIIe siècle, islamisés depuis le Xe siècle. En 1990, il ne restait plus qu’une mosquée à Kazan ; aujourd’hui grâce à l’aide de l’Arabie saoudite et de la Banque islamique, il y en a cinquante. Au Tatarstan, en Tchouvachie, au Bachkortostan, les jeunes Tatars réapprennent les fondements de l’islam dans les madrasas (écoles coraniques). C’est à Tcheboksary, capitale de la Tchouvachie, que l’assemblée des peuples turcs a son siège ; lors de la VIIe assemblée, la Turquie a été proclamée « nouveau centre de gravité et voie autonome vers l’Occident ». L’influence turque est relayée par des organisations radicales, mystiques et utopiques dont la plupart aspirent à la renaissance du Touran (appellation historique des pays turcophones), entité qui engloberait la Turquie, l’Azerbaïdjan, la Crimée, la région de la Volga, la Sibérie occidentale, l’ancien Turkestan russe, et le nord-ouest de la Chine (région du Xinjiang, ancien Turkestan chinois). Comme 75 % des Tatars vivent hors du territoire du Tatarstan, les héritiers de la Horde d’Or tentent d’étendre leur influence au sein de la diaspora. Conscient du danger, Vladimir Poutine a créé une nouvelle « Région de la Volga » coiffée par un gouverneur. Contrairement aux événements passés en Tchétchénie et aux craintes de certains, le calme, le bon ordre, ainsi que la cohabitation entre orthodoxes et musulmans ont toujours prédominé jusqu’à présent dans cette région industrielle de la Volga. Les musulmans ne poseront aucun problème pour la Russie, ce que démontre l’attitude patriotique russe du président tchétchène Ramzan Kadyrov, aussi longtemps que la Russie sera forte, suffisamment peuplée, respectée, avec à sa tête, un homme d’État fort de la trempe de Vladimir Poutine.
On peut donc dire, comme le prétend Huntington, que la Russie est effectivement un « pays déchiré » entre l’Europe et l’Asie, mais la Russie nous paraît d’essence essentiellement européenne, une « nouvelle Amérique » par son étendue et une grande chance de renouveau pour l’Europe occidentale. L’aigle bicéphale russe, symbole de l’Empire byzantin, avec sa tête vers l’Orient et l’autre vers l’Occident, est en fait le symbole d’une autre Europe qui commence à Moscou et à Saint-Pétersbourg, l’enjeu étant le contrôle à terme de la Sibérie par les Européens. Il importe que ces deux Europe continuent leur jonction démographique, culturelle, technologique, économique, militaire, s’appuient l’une sur l’autre et se renforcent réciproquement, afin de bénéficier de toutes les opportunités, mais aussi pour connaître la paix européenne et faire face ensemble à tous les dangers, le plus important étant le danger migratoire du XXIe siècle.
Marc Rousset -Auteur de « Notre Faux Ami l’Amérique/Pour une Alliance avec la Russie » Préface de Piotr Tolstoï – 370p – Librinova – 2024