On sera surpris d’apprendre que l’origine de la vénération chrétienne des martyrs de la foi, si développée dès les premiers siècles de l’ère courante, a pris naissance dans le judaïsme.
Lorsque l’on visite le Colisée à Rome, les guides oublient souvent de préciser que les victimes de condamnation à mort sous la dent des fauves étaient indistinctement des juifs et des chrétiens. Pour une simple raison, les uns et les autres, unis dans la même tradition biblique de l’adoration du seul Nom de Dieu, refusaient catégoriquement de rendre un culte à l’empereur divinisé. Aux yeux des Césars, ils devenaient des contestataires du pouvoir et des agitateurs potentiels, ils devaient donc mourir, paradoxalement condamnés pour « athéisme » puisque pas assez religieux au service du pouvoir ! Le Kyrie Eleison des chrétiens est une trace liturgique issue de ce refus spirituel assumé : « le seul Seigneur que nous acceptons de vénérer, c’est le Christ », car l’empereur se faisait lui-même appeler Kyrios.
Pline et Suétone dans leurs lettres englobent dans la même dénomination ceux qui provoquent des troubles dans la société par leur résistance, israélites ou chrétiens, ils sont tous considérés comme « des juifs qui s’agitent ». Ils ne distinguent pas entre membres de la synagogue et disciples du mouvement christique, car leur adhésion à l’alliance est commune.
Dès les débuts de la tradition judéo-chrétienne, les saints du Premier Testament étaient l’objet d’une vénération particulière. La lettre de Jacques mentionne Abraham et Elie, et l’épître aux Hébreux donne au culte expiatoire du Temple une valeur prémonitoire au sacrifice du Christ. Les justes qui donnèrent leur vie dans la tradition des Pères, « c’est dans la foi qu’ils moururent » (He11.13). L’évêque Clément de Rome, d’origine juive, donne en exemple de sainteté Abraham, Moïse, Elie, Elisée, Ezekiel, Job, dans sa lettre aux Corinthiens 17
Une place primordiale revient aux frères Maccabîm qui donnèrent leur vie en martyrs lors de l’occupation de la Judée par Antiochus Epiphane. Ces jeunes gens refusèrent de renier la Loi et ignorèrent la menace. Ils étaient sept, et leur mère fut également mise à mort. Après leur exécution par l’occupant païen (2ème siècle avant JC), les milieux pharisiens développèrent leur mémoire exemplaire (ainsi que celle d’Eleazar, autre témoin de la foi hébraïque), en proclamant la foi en la résurrection des justes. C’est alors que le culte des martyrs pris son essor. En 135 ap. JC, l’empereur de Rome Hadrien prit possession de Jérusalem qu’il débaptisa en Aelia capitolina, et la Judée en Palestina, les résistants juifs et chrétiens furent alors nombreux à connaître ensemble le martyre. On les appelait les « harougué malkhout ». Rabbi Aqiba au moment de sa mort offrit son sang avec joie, en disant qu’il vivait dans son être le Shema Israel, en concrétisant l’amour de Dieu de toute son âme ( nefesh). C’est lui qui avait posé les bases de la halakha. Il y eut aussi Rabbi Hanania ben Teradyon, enseignant dans une yeshiva de Galilée. Il fut exécuté par l’occupant romain qui l’enveloppa dans des rouleaux de la Torah pour le brûler vivant. Enfin rabbi Yehouda Ben Baba, qui avait transgressé l’interdit romain d’enseigner la Torah, fut transpercé de 300 coups de lance.
En Syrie, la ville d’Antioche avait vu se développer une importante communauté de disciples du Christ. C’est dans une synagogue de cette ville que les reliques des frères Maccabîm étaient honorées de tous. Dans la 2ème partie du 1er siècle, les païens désignèrent les disciples de la Voie par le nom de « christianoï », chrétiens. Alors que le canon biblique chrétien reconnaissait les livres des Maccabîm, un panégyrique du Quatrième livre des Maccabîm fait l’éloge des martyrs juifs. L’auteur rappelle le jour « cruel et pourtant non cruel » où les sept frères souffrirent pour la foi au vrai Dieu, jour solennisé par des cérémonies de mémoire. Les juifs et les judéo-chrétiens vénéraient à Antioche la tombe de ces martyrs qui devinrent les modèles pour le culte chrétien des témoins de la foi. Jean Chrysostome lui-même dans sa quatrième homélie (In sanctos macchabeos) précise qu’il parle en présence du tombeau des martyrs de la foi.
Au 4ème siècle, une basilique fut édifiée sur le tombeau des Maccabîm. St Augustin prit part aux discussions sur la valeur du témoignage de ces martyrs juifs aux yeux des chrétiens. Le culte des martyrs juifs est-il autorisé ? demandait-on. Jean Chrysostome élève la voix contre ces quelques chrétiens qui refusent d’honorer les Maccabîm. Grégoire de Nazianze, idem. Ils ont droit à la vénération des croyants puisqu’ils ont donné leur vie en témoins de Dieu et en fidélité à la tradition des pères. La synaxe de l’Eglise syrienne relève ces dispositions : « nos pères chrétiens ont établi comme règle de célébrer une fête en faveur des Justes de la Torah pour que nous sachions que nous n’avons aucunement abandonné l’œuvre de la Loi en la dépassant ».
Augustin va dans le même sens lorsqu’il déclare que « les martyrs d’avant le Christ ont été sacrifiés pour la vérité. Il ne faut pas hésiter à imiter les Maccabîm ! »(sermon 300)
Marturia signifie « témoignage ». Ces juifs et ces chrétiens furent animés jusqu’au bout par la foi au Dieu de la Bible, Dieu des 10 paroles et de la sagesse de vie. Ils laissent dans l’histoire la trace de lumière dont parle Daniel, qui compare les justes à des étoiles scintillantes dans le ciel, lumière dont nous devons nous éclairer tous ensemble aujourd’hui lorsque l’horizon continue de s’assombrir.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.