Le Vendredi Saint est un temps fort du triduum pascal. Cette halte permet de rejoindre Jésus dans ces moments angoissants où il entre dans l’engrenage tragique qui va le conduire à la croix du Golgotha.
Au pied du Mont des Oliviers, à Jérusalem, un lieu-dit devenu célèbre s’appelle Gat Shmanè, Gethsemani, c’est-à-dire : le pressoir à huile. C’est une étape révélatrice dans le récit de la passion de Jésus, alors qu’il se prépare à offrir sa vie pour sauver l’humanité de l’emprise du mal.
Il se trouve que Jésus a habité à Kfar Nahum, le hameau du consolateur. Et il a en effet passé sa courte vie à consoler, réconforter, tous ceux et celles qu’il rencontrait sur sa route, en Judée, en Galilée. Il a aidé de nombreuses personnes à retrouver espoir et à se reconstruire, en leur transmettant la force de l’Esprit comme signe du Royaume de Dieu.
Et voici qu’à Gethsemani Jésus se prépare à sa confrontation ultime avec la mort qui se dessine à l’horizon. Les manigances de ses adversaires ont resserré l’étau. Jésus avait affronté les forces du mal avec courage, en guérissant des êtres jusqu’ici malmenés par les duretés de l’existence, aujourd’hui, c’est lui qui va traverser une détresse intense au jardin de Gethsemani.
Gat Shmanè, Gethsemani, « le pressoir à huile ». Le nom de cette étape n’est pas dû au hasard. Nous savons combien l’huile joue un rôle essentiel dans la vie du peuple de Dieu. Et la circonstance dramatique que Jésus rencontre est certainement ressentie comme un pressoir qui l’oppresse, et cette épreuve va comprimer toutes ses forces pour en faire ressortir le meilleur de lui-même. Dans l’histoire sainte, l’huile est un signal messianique porteur de sens. On oint avec de l’huile le front des rois d’Israël et des grands-prêtres du temple. D’ailleurs, être oint au nom de Dieu pour une mission se traduit en hébreu par mashiah, et en grec par christos. A la suite de son passage par Gethsemani, « pressoir à huile », Jésus va donc recevoir une onction divine particulière pour traverser ces événements décisifs de la passion.
Au temps de Jésus, c’est aussi l’huile du jardin des Oliviers qui garantit la lumière du sanctuaire : elle alimente la menorah, le grand chandelier à 7 branches qui éclaire l’intérieur du temple, devant le Saint des Saints, réceptacle des 10 paroles. Après le temps du déluge, lors du redémarrage de la création grâce à Noé, la tradition dit que le rameau d’olivier tenu dans son bec par la colombe, symbole d’une alliance nouvelle, provenait précisément du jardin des Oliviers.
Après avoir partagé la dernière cène avec ses disciples, Jésus est maintenant arrivé au jardin des Oliviers. Il va d’abord prier seul, puis il fait appel à Pierre, Jacques et Jean pour prier avec lui. Ce sont déjà ces trois amis proches que Jésus avait gratifiés d’une transfiguration en relation avec Moïse et Elie, sur la montagne.
Alors qu’il s’apprête à accomplir la volonté du Père, Jésus invite ses disciples, mais aussi chaque disciple, chacun de nous, à le suivre sur le chemin qui passera par la croix. Jésus s’exprime avec le langage des psaumes : « mon âme est triste à en mourir… » C’est une phrase tirée du psaume 43. Cette détermination à dépasser la tristesse pour affronter la mort dans la prière s’accompagne du désir d’accomplir la volonté de Dieu. Beaucoup de ses prédécesseurs du Premier Testament sont passés par là : Moïse vit une épreuve dramatique lorsqu’il guide le peuple dans le désert et il s’adresse à Dieu : « Je ne peux à moi seul porter tout ce peuple, c’est trop pour moi ! Si c’est pour me traiter ainsi, laisse-moi plutôt mourir… » (Nb 11,14) Le prophète Elie est lui aussi traversé par des sentiments semblables lorsqu’il mesure l’immense difficulté d’acheminer le peuple vers le bien. On lit au 1er livre des Rois (1R19.14) que s’asseyant sous un genêt, Elie souhaita mourir, et il dit : « C’en est assez maintenant, Seigneur. Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères ! ».
Les paroles que Jésus adresse à ses disciples à Gethsemani révèlent la peur et l’angoisse qu’il éprouve à cette heure. La solitude ultime de Jésus nous renvoie à ce que ressent tout être humain devant l’imminence de sa propre mort. C’est surtout lorsqu’il perçoit le poids du mal présent dans le monde que Jésus tombe face contre terre, dans une attitude de confiance au Père. En lui, l’acceptation volontaire de sa destinée et la prière du Notre Père (Que ta volonté soit faite) ne font plus qu’un. Alors que ses disciples se sont endormis, Jésus lutte contre la tentation d’écarter cette coupe amère et menaçante qui s’annonce. Car il va assumer son heure, celle où est livré le Fils de l’Homme aux mains des pécheurs. Voici qu’arrive le moment fatidique où Judas accompagne une troupe armée pour arrêter Jésus. Lorsqu’un proche du maître tire son épée pour frapper les soldats, Jésus réagit aussitôt : « qui combat par l’épée périra par l’épée ! ». Il manifeste ainsi que ses armes ne sont pas de ce monde, Jésus n’est pas un chef de guerre, il ne veut pas déclencher une guerre sainte pour conquérir le monde. Sa religion ne divise pas l’univers entre croyants et infidèles ! Donc pas de combat par l’épée, mais par la seule puissance de la Parole de Dieu, la seule force de l’amour dans le respect de chacun.
Visiblement, Jésus ne veut aborder la mort ni en héros, ni en sage désabusé de tout : il s’en remet au Père dans une posture filiale qui est toujours restée la sienne dans ses engagements. Et ainsi, il se présente en frère de tous les persécutés, en ami de tous ceux qui donnent leur vie avec détermination au service des autres, pour des valeurs de vérité et de justice.
Dans sa prière au Père, Jésus n’exprime pas seulement le prix de son obéissance à la volonté divine, il ne dit pas seulement la peur et l’angoisse tout humaines face à la mort, il exprime le bouleversement de son cœur conscient du poids redoutable du mal qu’il a choisi de prendre sur lui. Le juste innocent prend complètement en charge l’injustice de ce monde, les effets du pouvoir de Satan, afin de le démasquer et de le priver de l’emprise qu’il a sur les âmes. Cela nous invite nous aussi à apporter devant Dieu nos fatigues, nos limites, la souffrance de nos situations, afin de les joindre librement à l’offrande du Christ de Gethsemani et du Golgotha, dans une confiance plus forte que nos émotions, dans une sérénité plus résistante que nos bouleversements, une détermination plus résolue que nos fragilités.
Certes, les malheurs et les misères de tant d’hommes et de femmes dans le monde nous interpellent à juste titre et ébranlent parfois nos certitudes. Les multiples atteintes à la dignité humaine nous choquent et nous attristent. Mais avec Jésus nous croyons que cette face ténébreuse de notre humanité ne reflète pas le véritable visage de l’homme, et que par conséquent la puissance mortifère du mal ne l’emportera pas au dernier jour.
Le Christ de Gethsemani, dans sa passion librement assumée, a créé une brèche dans l’enfermement qui nous oppresse : il ouvre à toutes les libertés humaines un chemin d’avenir vers un monde différent. L’espérance qu’il a laissée à son Eglise par le mémorial de sa Parole et de son Pain nous réconforte et nous unit dans nos épreuves. C’est ce que nous pouvons demander au crucifié vainqueur du mal et de la mort, celui que nous allons célébrer dans sa lumineuse résurrection ces prochains jours afin de témoigner au monde que la vie est plus forte que la mort et l’amour plus puissant que le mal.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.