Source : Institut-iliade
Une histoire politique et culturelle de la genèse de l’Europe moderne. Où l’espace carolingien apparaît comme l’un des berceaux de la civilisation européenne.
La narration historique du XIXe siècle, chargée en France d’un nationalisme exacerbé, a largement contribué à plaquer sur les ressentiments et les antagonismes politiques d’alors la conception d’un conflit originel contre l’Allemagne, d’un ennemi héréditaire avec lequel toute entente durable est à exclure. C’est ce qu’attestent notamment les commémorations organisées en souvenir de la bataille de Bouvines, durant laquelle Philippe Auguste, à la tête de l’ost royal, fit battre en retraite, le 27 juillet 1214, l’empereur Otton IV. Cet évènement, qui s’est imposé dans les livres d’histoire comme une sorte d’acte politique fondateur pour la nation française, fut chargé d’une signification univoque : à chaque fois que la France s’est affirmée dans son existence propre, elle l’a fait contre l’Allemagne. Cette idée d’un antagonisme par essence entre Français et Allemands, entre Gaulois et Germains, culmina dans les conflits meurtriers de la première moitié du XXe siècle.
Il semble donc légitime, à cet égard, d’interroger l’état actuel de la recherche historique à propos de cette grande période des féodalités, de laquelle sont nées les nations européennes. Si la conception de la Gaule et la Germanie comme ensembles distincts est à bien des égards un héritage romain, avec le topos d’une démarcation matérialisée par le Rhin, gravée dans le marbre par la Guerre des Gaules de César, c’est bien le traité de Verdun de 843 qui doit être considérée comme l’acte initial qui sépare durablement le monde roman du monde germanique. Après une longue période d’ethnogenèse, les Francs avaient traversé le Rhin au milieu du Ve siècle pour fonder l’un des nombreux royaumes germaniques de Gaule. Celui-ci mit près de trois siècles à s’imposer, pour s’étendre, sous le règne de Charlemagne, de la marche d’Espagne jusqu’à l’Elbe et la Saale.
À la mort de Louis le Pieux, unique héritier de Charlemagne, l’empire dut être partagé entre ses trois fils. Le 14 février 842, à Strasbourg, le roi Louis, appelé plus tard Louis le Germanique, et le roi Charles le Chauve prêtèrent serment devant leurs armées, jurant de rester fidèles l’un à l’autre, contre leur frère Lothaire. De ce serment résulta, au terme de plusieurs combats, le partage de Verdun. Entre la Francie orientale et la Francie occidentale, on vit dès lors persister des rivalités fraternelles, dont le royaume médian, la Lotharingie, peu à peu morcelée et dépecée, fut le principal objet. Ce n’est qu’après la mort de l’empereur Charles le Gros, fils cadet de Louis le Germanique, en 888, que les ensembles politiques qui devaient traverser le Moyen-Âge commencèrent à suivre chacun leur propre voie.
Dans une analyse nouvelle du Ludwigslied et de la Séquence de sainte Eulalie, Jens Schneider montre combien ces deux témoignages essentiels du processus d’émancipation des langues vernaculaires propre à ces ensembles, s’inscrivaient dans les interactions politiques des deux puissances. Le Ludwigslied fut écrit en francique rhénan, donc à destination des lecteurs germanophones. Il relate les exploits guerriers du jeune roi Louis III, petit-fils de Charles le Chauve, contre les envahisseurs Normands, et doit être compris comme une tentative de légitimation d’un roi apte à combattre les incursions venues du Nord, une menace qui pesait alors sur l’ensemble des royaumes francs, y compris sur la Francie orientale.
À compter du Xe siècle, on vit une distance progressive s’établir, émaillée d’ententes ponctuelles, d’alliances matrimoniales et de conflits sporadiques. Face à la royauté allemande, qui s’est durablement approprié la dignité impériale, les rois de France furent surtout occupés à asseoir leur pouvoir face aux rébellions des princes, à plus forte raison après l’établissement de la nouvelle dynastie ouverte par le couronnement d’Hugues Capet. « Les Capétiens comme les Saliens ont trop à faire avec leurs sujets pour chercher l’affrontement : ils en restent à des ententes passagères contre des princes en position intermédiaire, et ne se préoccupent pas trop l’un de l’autre. Gouvernant des ensembles composites, ces rois du XIe siècle ne contrôlent que peu d’espace, ou ponctuellement et par intermittence. Leurs dispositifs sont, à vrai dire, assez différents : l’empereur a plutôt une trajectoire, le roi une assise. » (p.29)
Au XIIe siècle, les deux pôles de pouvoir divergent de plus en plus face à l’émergence de nouveaux adversaires. Tandis que la querelle entre les Saliens et la papauté autour de l’investiture des évêques tourna peu à peu au conflit ouvert, les Capétiens furent toujours aux prises avec leurs vassaux, parmi lesquels les puissants ducs de Normandie, détenteurs de la couronne d’Angleterre depuis la conquête de l’île en 1066 et maîtres, à compter de 1154, du duché d’Aquitaine et du grand Anjou. Dans le cadre de ces nouveaux affrontements et des jeux d’alliance qu’ils impliquaient, la confrontation de la France et de l’Empire relevait davantage de la parade d’évitement que de l’opposition. C’est au contraire l’unité de ce monde « postcarolingien » qui s’impose aux yeux des historiens.
« De part et d’autre de la Meuse ou du Rhin, les institutions royales et seigneuriales sont de même type, avec des cours et des osts que les relations féodo-vassaliques comme les élaborations lignagères unissent ou divisent. Les fondamentaux de la justice et de l’interaction sociale y sont les mêmes, en dépit d’authentiques variantes selon les lieux et les moments. […] Partout, au moins à partir du XIIe siècle, l’air de la ville rend libre, au bénéfice tout particulièrement d’une nouvelle élite – faut-il dire bourgeoisie émergente ou patriciat ? – à laquelle rois et princes assurent des franchises. » (p.31-32)
C’est davantage encore à travers l’émergence de la culture savante et de nouvelles formes de civilité que s’affirme la cohérence entre le royaume de France et l’Empire. Dans son article sur l’essor du tournoi chevaleresque et l’invention des armoiries, Jean-François Nieus montre comment, au tournant des XIe et XIIe siècles, les codes et valeurs de la chevalerie, surgis en France, se sont rapidement répandus dans l’espace germanique. Cette civilisation de cour, conditionnant de nouvelles façons d’être, et qui marqua durablement les mentalités médiévales, devait également se répercuter dans un imaginaire commun, dont la cour du Roi Arthur formait l’objet central. Le chapitre que Jean-René Valette consacre aux métamorphoses allemandes de Perceval est particulièrement éclairant.
C’est finalement la rivalité croissante entre les Capétiens et la maison Plantagenêt qui, en 1214, fit s’affronter de nouveau, pour la première fois depuis 978, le roi de France et l’Empereur. Otton IV, le rival Welfe de la dynastie des Hohenstaufen et allié de son oncle Jean sans Terre, se plaça à la tête d’une coalition principalement composée de chevaliers et d’hommes d’armes de la Flandre et du Hainaut ainsi que d’un contingent anglais. Une manière pour cet empereur fortement contesté, en guerre contre un Frédéric de Hohenstaufen soutenu par Philippe Auguste, de redorer son blason. Reprenant les conclusions de sa relecture critique des sources, Dominique Barthélemy rappelle dans son chapitre sur les Allemands à Bouvines, qu’en « bonne logique d’interaction féodale », cet épisode guerrier ainsi que son embellissement littéraire nous montrent d’abord la grande unité du monde militaire français et teuton. « Pour les chevaliers de France, ceux d’Allemagne sont en somme des adversaires de prédilection, qui leur ressemblent beaucoup. La Philippide leur offre une place de choix, préférentielle par rapport à d’autre coalisés de 1214, dans la partie la plus inventée du récit, alors que les chevaliers flamands et les quelques Anglais n’en ont pas été jugés dignes. » (p.225)
Cette bataille, qui n’avait à peu près rien d’un affrontement franco-allemand, n’était donc qu’un épisode isolé, qui ne témoignait ni n’annonçait une opposition structurante pour le développement des deux nations. Il faut en réalité attendre l’affirmation de la maison de Habsbourg et sa rivalité accrue avec la couronne de France à partir du XVIe siècle pour que Bouvines devienne une bataille franco-allemande. C’est également dans ce contexte tardif qu’on voit naître, sous l’influence de l’Humanisme, une opposition stylisée entre Français et Allemands, revitalisée par la lecture des textes romains, notamment de Tacite.
C’est à rebours de cette histoire mythifiée que Michel Zink écrit dans sa préface : « Qui remonte le cours du temps, cherche en vain deux peuples affrontés. Il ne trouvera que des frontières brouillées. » (p.8) Frontières géographiques, frontières culturelles, frontières savantes, érigées par le récit historique dans des territoires qui nous apparaissent avant tout comme des lieux de passage, en rien comparables avec d’autres limites civilisationnelles qui se sont révélées, quant à elles, bien réelles, comme en atteste la troisième croisade, menée en 1190 par l’alliance sacrée de Frédéric Barberousse, Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste.
À travers ses vingt-et-un courts chapitres, qui font la part belle aux documents et à l’iconographie d’époque, cet excellent ouvrage collectif aborde de nombreux évènements et personnages, célèbres ou connus des seuls spécialistes, déclinant l’idée maîtresse d’un noyau carolingien dans l’occident médiéval. Un espace d’équilibre et de créativité dont nous pouvons bien dire qu’il fut l’un des berceaux qui ont vu se propager les traits les plus remarquables de la civilisation européenne.
France et Allemagne au cœur du Moyen Âge
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