Une société humaine est comme un tissu, ce sont les multiples liens entre ses membres qui en assurent la cohérence et la solidité. Les villes sont de véritables ruches qui exigent, comme pour les abeilles, de nombreux codes écrits ou implicites pour que ses membres puissent se côtoyer sans trop de heurts et de violence. Mais ces codes doivent être transmis et intégrés de génération en génération par l’intermédiaire d’une tradition. Ils sont très variés et peuvent concerner la manière de s’habiller dans une soirée ou pour courir dans un parcours de santé, ou encore laisser les places assises pour les personnes vulnérables dans les transports en commun.
Pour utiles qu’elles soient, ces conventions sont insuffisantes pour fonder véritablement une civilisation, car bien souvent des catastrophes dues au climat ou des guerres viennent régulièrement endeuiller les peuples. Pour surmonter ces épreuves, il est nécessaire de développer une force morale qui ne peut s’appuyer que sur une construction spirituelle intégrée à chaque esprit humain. La plupart du temps, celle-ci est une fiction ou un mythe, mais cela n’a aucune importance car ce qui compte, c’est le réconfort qui est apporté. Celui ou celle qui connaît bien les mythologies grecque, indienne ou nordique, n’a pas besoin de psychologue, car toutes les problèmes y sont décrits avec bien souvent leur solution.
Après l’explosion de la plateforme pétrolière « Deep horizon », les survivants qui ont vu mourir beaucoup de camarades se retrouvent sur un bateau de sauvetage, leur réflexe est de s’agenouiller et de prier, et tous le font, même les non-croyants. Qui pourrait leur en vouloir ? Il ne faut pas avoir plus de cinq ans d’âge mental pour aller dire aux enfants « vous savez, le père Noël n’existe pas ! ».
J’ouvre une parenthèse pour dire que le problème, ce ne sont pas les croyants mais les gourous et les manipulateurs de toutes sortes qui en profitent pour établir leur ascendant sur des gens vulnérables et en tirer profit. L’Église catholique, par exemple, a bien essayé d’éliminer les prédateurs sexuels en imposant le célibat des prêtres avec d’ailleurs un succès si relatif qu’on peut se demander si le jeu en valait la chandelle.
Tous les actes importants de la vie, naissances, mariages, relèvent en grande partie d’une construction imaginaire collective qui donne un sens spirituel à notre société. Le progressisme et son corollaire, le matérialisme, détruisent peu à peu ces fondements en ridiculisant les croyances, en relativisant les cultures et en disant que tout se vaut, et nous font retourner vers une barbarie primitive en sapant le sentiment collectif et en atomisant les individus. Si la famille est le socle de la vie sociale et l’endroit où les gens peuvent se ressourcer et se réfugier le cas échéant, le progressisme va les transformer en une bouillie transgenre et multiplier les occasions de la dissoudre, en permettant la séparation des couples avec autant de facilité que de changer de chaussettes.
Si j’écris une phrase telle que « les maisons semblaient fixées à la côte comme des berniques à un rocher » , tout le monde comprend par expérience qu’il s’agit d’un paysage rude, marqué par les vents et balayé parfois par des tempêtes. S’il suffit de quelques mots pour décrire un paysage ou une ambiance, c’est parce que notre peuple partage une expérience commune basée sur des expressions imagées qui ont été utilisées des millions de fois, comme par exemple « cela vous va comme un gant ».
Même la musique dépend de cette expérience collective, car elle est basée sur la mémoire, et on retient beaucoup mieux les mélodies qui utilisent des groupes de notes dont nous avons l’habitude, exactement comme pour les sons de la langue parlée. Faites l’essai de retenir un air d’une musique réellement différente du rythme binaire qui est desservi copieusement sur les radios et vous comprendrez tout de suite que la musique n’est pas un art universel, elle aussi a ses propres conventions.
Pour le progressisme, cela n’est pas satisfaisant, il faut rabaisser notre culture en prônant une plus grande visibilité des autres, et favoriser les artistes qui n’ont pas notre expérience commune. Un jour on va encenser les apports artistiques de l’art musulman sur une chaîne publique, un autre jour faire une exposition des arts africains, et introduire de plus en plus de Noirs dans des castings de films où les personnages inventés n’ont rien à voir avec l’Afrique, comme Omar Sy jouant les rôles du docteur Knock ou d’Arsène Lupin. Le but est de rendre ridicule les productions artistiques que nous connaissons et que nous aimons, et finalement de nous détester nous-mêmes.
Il en résulte une société fragmentée qui a perdu ses repères, et donc incapable d’apprécier les œuvres d’art produites par ses artistes ou sa littérature. Dans ce contexte, les seuls ouvrages possibles sont des comptes rendus froids de commissaire priseur, comme le sont les livres de Houellebecq ou d’Obertone décrivant méticuleusement notre déclin. Notre pays comptait des musiciens renommés et ambitieux comme Michel Legrand, Jean-Michel Jarre, des cinéastes comme Godard, Agnès Varda ou Claude Chabrol, des écrivains connus du monde entier. Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui ? Pas grand-chose.
Un vrai artiste possède une sensibilité qui lui permet d’être une caisse de résonance de son environnement, mais quand la société tombe en ruine, il n’y a plus d’émotion collective à exprimer, et il n’y a plus d’art.
Même si la sexualité procède d’abord d’une pulsion individuelle, son expression sociale est toujours codifiée et encadrée dans tous les groupes humains. L’acte sexuel est par nature brutal et exprime une volonté de possession de la part du mâle, ce qui n’est pas acceptable tel quel par l’intelligence humaine. L’histoire de l’amour, en Europe notamment, est celle d’un long cheminement qui commence avec les femmes d’abord objets de tractations pour les unions, puis à leur émancipation progressive pour aboutir à l’autonomie pleine et entière dont elles jouissent aujourd’hui, bien qu’elle soit menacée par la concurrence de la culture musulmane.
Les romans de chevalerie, avec l’amour courtois, ont contribué à fabriquer un imaginaire imprégnant les esprits avec l’image des femmes que l’on doit protéger et aimer, de nombreuses expressions du langage courant en témoignent, « les femmes et les enfants d’abord », « protéger la veuve et l’orphelin », etc., etc. Dans la plupart des familles, riches ou pauvres, les femmes étaient généralement respectées.
Le progressisme en matière de sexualité a atteint son paroxysme à partir des années soixante, et surtout après mai 68 en France. Brusquement, toute la construction imaginaire bâtie autour de l’amour s’est effondrée d’un seul coup, mettant à nu la bestialité de l’acte sexuel par le biais notamment des productions pornographiques. Je dois bien avouer qu’au début je n’ai pas pris conscience de l’ampleur de la catastrophe, et comme pour l’utilisation des portables, les inconvénients n’apparurent malheureusement qu’à la longue.
Nous avons donc régressé complètement et sommes revenus à une situation barbare, les femmes exerçant leur libre choix, celui-ci se porte toujours vers les mêmes hommes, les autres devant se satisfaire avec des films pornographiques (et qui pourrait leur reprocher puisqu’ils n’ont pas le choix ?). Les mâles choisis profitent et abusent évidemment de la situation et finissent par être accusés de harcèlement ou de viol, ce qui fait que personne n’est content. Les relations amoureuses chutent, ainsi que les naissances, même la production de sperme est affectée, ce qui montre combien l’esprit influence le corps.
Les dégâts occasionnés par le progressisme sont si importants que je me demande s’il est encore possible de les réparer. L’espoir fait vivre, dit-on, mais l’époque actuelle n’en offre guère.
Gilles Mérivac